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La subjectivité du tempsNous sommes, dès lors, bien loin de l’idée de laisser à l’adolescent de vivre son adolescence. À savoir, de donner du temps au temps. Cette idée paraît complètement absurde aujourd’hui. Alors que la subjectivité dont on parle souvent, par rapport aux adolescents, c’est le temps. C’est le temps du récit, comme disait Ricœur. Et, c’est aussi l’espace du corps, comme le dit Foucault. Nombreux sont donc les jeunes gens qui viennent chercher à l’université en Île-de- France cet espace de réflexivité, par dizaine de milliers. Ils se battent pour avoir une place à l’université. Mais, nombreux sont aussi ceux qui décrochent rapidement en première année. 70% ne supportent pas le temps nécessaire à la construction d’une pensée. Ils préfèrent rejoindre le paradigme contemporain de l’accélération. Elle creuse le vide au cœur de notre être en promettant la satisfaction par la production des objets. La perte disparaît en entraînant avec elle la réflexivité de l’incertitude du rapport du soi à soi. J’étais en Chine récemment. C’est quelque chose qui y est exponentiel à travers son organisation. Il n’y a pas de place pour la perte. Tout devient objet de consommation et de business.Si le manque, synonyme de désir, classique dans toute philosophie, ne s’installe pas au cœur de notre être par l’expérience infantile de la perte, alors la dépressivité peut s’installer. Il y subsiste, néanmoins, un espoir, a contrario de la dépression. C’est ainsi qu’on trouve le plus souvent l’expression d’un sentiment de vide qui nous est bien connu dans la clinique, chez nos jeunes et nos moins jeunes patients. Un vide parfois sans fond, sans limite, d’où pourrait surgir l’espoir d’un désir où la question de l’existence puiserait un sens possible. Ce vide d’être, malgré la profusion des objets dans notre contemporain, traduit par son vide de pensée, une absence de pratique du corps. Nietzche opérait déjà un renversement, en nous donnant à entendre la pensée comme une pathologie du corps.La pensée ramène au corpsUne pensée, quelle qu’elle soit, nous ramène d’emblée à la question du corps. On le voit aujourd’hui dans nos adolescents. Par extension, il ne devient pas étonnant que l’art contemporain présente des installations centrées sur l’absence de tout objet qui suscite, de ce fait, un questionnement sur cette absence énigmatique, et relance la question du sens par la réflexivité.Je vais illustrer mon propos par l’évocation d’une situation clinique d’une jeune femme, presque encore adolescente, marquée par la dépressivité. Sa souffrance se traduisait classiquement par l’absence d’envies, rien ne lui permettait de trouver un sens à son existence. Elle avait un bébé qu’elle amenait à ses premières consultations. Il était littéralement collé à elle, collé à sa peau, enveloppé. Ils formaient quasiment une unité. Alors, lorsqu’elle se plaignait de ce vide sans fond, je l’ai interrogée un peu sur ce qu’elle appelle classiquement son désir d’enfant. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas un désir d’enfant, qu’elle n’a jamais eu de désir d’enfant. Même, dans son enfance, elle ne jouait pas à la poupée, cela ne l’intéressait pas. Mais, elle se sentait, et elle s’est toujours sentie vide. Son enfant est venu simplement remplir ce vide. Elle y a trouvé un sens dans son existence. Mais sur le fond, le sentiment de vide persistait. Elle n’était pas animée par une envie, qu’on suppose presque naturelle chez une mère, d’une relation à son enfant.Je terminerai par une citation de Beckett. Il fait dire à l’un de ses personnages, marqué toute sa vie par la perte : « Quand on a déjà tout raté dans sa vie, ou tout perdu, que peut-on encore espérer ? » La réponse de Beckett est cinglante : « Ce qu’on peut encore espérer, c’est de rater ou de perdre mieux. » On voit bien ce qui anime quelqu’un jusqu’à la fin de sa vie. Il y a, aujourd’hui, une philosophie néo libérale, et une rupture radicale avec cette métaphysique classique qui suppose l’expérience de la perte. La métaphysique, donc l’accès à la rationalité, à la pensée critique, au jugement suppose que l’être humain soit d’abord en mesure de perdre quelque chose de lui-même pour accéder à la pensée. Cette idée entre la perte et la réflexivité est aussi du ressort de la psychanalyse. Il suffit de lire l’écrivain Philippe Delerm, qui dans une de ses premières nouvelles « De la première gorgée de bière », amène son lecteur à reconnaître que l’immensité du chemin accompli dans une existence vient toujours de l’adolescence. C’est-à- dire, toujours de la première fois.« Ce qu’on peut encore espérer, c’est de rater ou de perdre mieux. »Samuel BeckettLA DÉPRESSIVITÉ À L’ADOLESCENCE | 15