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14 | LA DÉPRESSIVITÉ À L’ADOLESCENCEL’ADOLESCENCE :BAROMÈTRE SOCIALChristianHoffmannPsychanalyste et professeur de psychopathologie cliniqueComme l’a dit Houellebecq, je me permets de faire une extension du champ de la lutte. Georges Canguilhem, grand épistémologue de la médecine, disait justement à propos du cerveau, que, ce qui fait l’humain, c’est la conscience de soi qu’il existe. Il disait, justement, qu’on n’a jamais vu un ordinateur écrire son autobiographie. Cela veut dire qu’il y a une différence entre avoir conscience de soi et avoir la conscience de sa conscience de soi. Et là est la grande difficulté d’aujourd’hui, notamment dans le champ de la science du cerveau.Je vais vous proposer un petit développement à partir de ce que Philippe Jeammet a plus qu’esquissé autour de cette notion de dépressivité ; dans notre monde contemporain, à partir de l’idée classique. Plus que jamais, l’adolescence est le baromètre du social. Nous pouvons alors considérer que la dépressivité est un état de la construction de soi à l’adolescence, qui est à même de nous permettre de contribuer à penser le malaise contemporain. Ce dernier n’est plus pensable en terme de conflit, entre soi et le monde extérieur ; ceci sur un bord conflictuel qui serait celui de la limite. Elle est une notion qui fonctionne dans la psyché entre le monde extérieur et le moi narcissique. C’est véritablement un paradigme de la limite dans la psyché, qui pose la question de toute cette clinique de la limite et des « borderlines ». Qu’appelle t-on la limite dans l’inconscient ? On peut trouver un paradigme de cette notion notamment dans la psychanalyse.La découverte de la perteL’être humain tire sa force de son rapport à la limite. Même Foucault l’a dit par rapport à la norme. Il y a le côté répressif de la norme mais, en même temps, il y a la norme dans sa dimension qui permet d’y puiser la force d’un désir. Cette limite suppose l’expérience de la perte. C’est un paradigme psychanalytique, qui était déjà celui de Freud. L’enfant fait très tôt, de par le sevrage du sein, l’expérience de la perte de la première satisfaction qu’il connaît. Cette expérience de la perte de son objet de satisfaction, dont il a besoin pour sa survie, instaure la limite entre le dedans et le dehors. Depuis le début, l’enfant a pensé le sein faisant partie de son corps propre, narcissique. Avec le sevrage, il est obligé d’appeler sa mère pour trouver sa satisfaction pour sa survie. Il s’instaure alors le monde extérieur par rapport à son corps propre et son moi. Il va être obligé d’intégrer cette limite, et d’aller chercher, pour sa satisfaction, l’objet à l’extérieur de lui-même. C’est un grand progrès dans le développement de l’enfant. Il est forcé d’une certaine façon, à se mettre à penser. C’est la naissance du jugement de la critique et de la pensée dans la psyché. Il y a également un véritable paradigme de la cognition dans la psychanalyse à partir de Freud ; une cognition articulée autour du corps. L’enfant va être amené à juger si cet objet qu’il trouve dans le monde extérieur est suffisamment bon pour lui. Et, c’est comme ça que naît le jugement.J’en arrive à la réflexivité. À partir de Nietzsche, la réflexivité est une question de corps, aussi. Les deux ne sont pas séparés.La naissance du jugement, chez l’enfant, sur le fond d’une expérience de perte, se solde le plus souvent par le jugement « ce n’est pas ça ». Lorsque nous avons la chance de retrouver un objet dont nous avons la nostalgie, des années après, on se dit : « ce n’est plus le même, ce n’est pas ça ». Il y a un écart qu’il faut pouvoir supporter. La retrouvaille de l’objet dans le dehors « laisse à désirer », avec toute l’équivoque de cette expression. Lorsque quelque chose « laisse à désirer », cela laisse subsister notre envie. En donnant naissance à la tragédie, les Grecs le disaient déjà : l’homme est un problème pour lui-même. En résumé, lorsque l’homme entre dans cette recherche proustienne de l’objet aimé, il y a toujours la marque de l’incertitude.La marque de l’incertitudeUn scientifique, lorsqu’il analyse ses chiffres, intègre toujours un degré d’incertitude dans son analyse. Elle fait partie intégrante de la recherche. Et, comme le disait joliment Freud : « l’être humain devrait être capable de supporter une certaine dose d’incertitude ». Ce qui n’est pas gagné, forcément. Bref, ce principe d’incertitude entre le cherché et le trouvé dans notre existence, qui nous rappelle Heisenberg et d’autres mécaniques quantiques, va gouverner la construction de soi.Dans le conflit, dans la réflexivité, nous devrions pouvoir supporter une certaine dose d’incertitude. Si tel n’est pas le cas, alors la dépressivité peut s’installer au cœur de l’être, et produire le malaise adolescent.Ce malaise adolescent traduit également le malaise contemporain dans le sens où l’adolescent est le baromètre du social.Comme l’écrit si bien Jérôme Ferrari dans « Le principe » : « Dans le principe d’incertitude d’Heisenberg, il serait question d’un personnage dans la vitesse. » La vitesse, c’est le temps. La position, c’est l’espace. Donc, « il serait question d’un personnage dont la vitesse et la position ne peuvent être exactement déterminées ». En somme, l’accélération, qui fait partie d’une des dimensions majeures de notre monde contemporain, brouille les repères de la construction de soi autour de ces coordonnées classiques : temps et espace. Cette accélération de notre monde contemporain n’est pas sans nous évoquer le paradigme de l’agitation. Si vous avez le malheur, le week-end, d’aller sur votre boîte mail, vous allez y passer des heures par addiction et devenir un peu maniaque. Cette véritable addiction est une agitation. Donc, cette accélération n’est pas sans évoquer ce paradigme de l’agitation et la dépressivité.Le modèle de notre monde contemporain est d’une certaine façon devenu bipolaire, l’organisateur de notre construction de soi.