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Moins un choix philosophiquequ’une nécessité intérieureL’intention de mourir est mal aisée à définir chez un adolescent dont le geste est moins un choix philosophique ou existentiel, qu’une nécessité intérieure, à un moment de crise ; d’autant plus que sa perception de la mort est souvent très singulière. Nombre d’adolescents qui ingèrent des substances médicamenteuses ignorent les conséquences de leur acte. Certains qui veulent ardemment mourir prennent des produits qui ne possèdent pas la dangerosité qu’ils leur prêtaient et d’autres, au contraire, qui souhaitaient simplement « dormir », prennent des doses ou effectuent des mélanges mortels. Mais, ce n’est pas tant lui que l’adolescent veut tuer, que quelque chose en lui qu’il ne supporte pas et qui aiguise sa souffrance. Il n’y a aucune équation déductible entre les moyens utilisés et l’issue de l’acte qui dépend de la dose de médicaments ingérée, des circonstances favorables ou non qui ont permis aux secours de se mettre immédiatement en place ou parfois du sursaut de conscience, comme celui de l’adolescente, qui vomit spontanément, qui se fait vomir, qui appelle les pompiers ou qui appelle sa meilleure amie, etc. Toute tentative de suicide traduit donc une détresse.Acte de passage plutôtque passage à l’acteL’envahissement du champ de conscience par un sentiment d’effondrement, de vertige, de confusion de la pensée implique chez nombre de jeunes une action brutale pour mettre un terme à la tension. À mon sens, il ne s’agit pas forcément de passage à l’acte. J’ai souvent critiqué cette notion de la psychanalyse. Je préfère parler d’acte de passage pour souligner la position d’acteur du jeune. Il n’est pas emporté par un flux qui le dépasse complètement. Il demeure l’artisan de son existence. Et puis, la notion de « passe » évidemment qui fait clin d’œil en anthropologie au fait de franchir un gué, rite de passage, passage initiatique , etc. C’est une manière plus « positive » de redéfinir un terme et de faire échapper aussi l’adolescent à une position de victime. L’adolescent, même quand il est effroyablement écrasé par les circonstances, demeure l’acteur de son existence. Et c’est pour cela que nous pouvons les accompagner en psychothérapie ou faire de la prévention avec eux où parfois un sourire, un mot suffisent à les redresser.La manipulation de l’idée de mortElle est une sorte d’apprivoisement de la difficulté de vivre. Je crois que beaucoup d’entre nous ont connu ces périodes où on se dit : « Bon, tout va mal, j’en ai marre mais je peux en finir avec la vie ». Nous avons cette porte ouverte, cette alternative qui demeure toujours en nous et qui fait que, finalement, on gagne du temps comme dirait le Winnie-Kot. Et gagner du temps, c’est parfois justement échapper à sa détresse parce qu’on trouve finalement une solution. Kafka a dit : « J’ai passé toute ma vie à me défendre de l’idée d’y mettre fin ». Voilà ce qui est une merveilleuse manière de décrire cette position, finalement très propice de la manipulation de l’idée de mort, au moment de l’adolescence, qui permet au jeune aussi de reprendre l’initiative. J’ai évoqué cette idée de la mort comme d’un sommeil dont on revient. Une manière de disparaître provisoirement. C’est une vision de la mort qui n’est pas du tout fatale, irréversible, comme celle des adultes. Après une tentative, les jeunes peuvent dire qu’ils ne voulaient pas mourir mais qu’ils voulaient se tuer... pour qu’on réagisse autour d’eux. Paradoxalement, la signification du geste est malgré tout tournée vers le futur.Évidemment, on ne peut pas dire qu’il n’y ait que les adolescents qui soient dans cette logique. Il y en a, sans doute, quelques centaines, qui laissent des lettres magnifiques et déchirantes à leurs parents, à leurs amis et qui expliquent que la vie n’est pas pour eux, qu’ils se trouvent trop sensibles, trop en porte-à-faux avec le monde. Finalement, ils nous posent une grande question éthique de savoir jusqu’où on peut aller dans la reconnaissance, même si évidemment à 14, 15, 16 ou 17 ans, on n’a pas une grande expérience pour pouvoir se prononcer de façon aussi irréfutable. Mais, en tout cas, la majorité d’entre eux est plutôt tournée vers le futur, paradoxalement, en utilisant des moyens où on peut les rattraper en cours de route. Il est clair qu’un ado qui se pend ou qui se jette d’un rocher ne pense pas revenir un jour. Dans ces cas, il y a clairement une volonté ferme de mourir.Les tentatives de suicide sontdes tentatives de vivreLe nombre de suicides en France est déjà tragique. On les évalue entre 600 à 800 dans la jeune génération. Par contre les tentatives oscillent entre 50 000 et 100 000. On a du mal à les quantifier parce que beaucoup d’ados ne le disent pas. Ils ne se retrouvent pas forcément à l’hôpital. L’écart est absolument vertigineux. On peut, effectivement, convoquer des notions comme l’Ordalie, des actes de passage, le désir de mourir, le désir de se dépouiller d’une souffrance pour pouvoir renaître, etc. Pour moi, les tentatives de suicide sont toujours des tentatives de vivre. C’est essayer de surmonter l’obstacle, de se jeter contre le monde pour essayer de franchir le passage. Et puis, sans doute, y a t-il dans ces tentatives de suicide, une tentative aussi de disparaître. C’est une de mes grandes thématiques. La recherche de la blancheur, de l’effacement de soi, de se débarrasser des contraintes de l’identité pendant au moins quelques secondes ou quelques minutes ou quelques heures, le temps d’être réanimé.Trouver sa place dans un entourageL’identité pèse à chacun d’entre nous. Nous sommes tous écrasés de responsabilités et, sans arrêt, sollicités. Nous avons l’impression que tous les refuges nous ont été arrachés. Comme disait Sieuron : « On n’a même plus de déserts où aller se réfugier aujourd’hui ». Dans une tentative, on a perdu conscience, on s’est dépouillé de soi et on revient d’entre les morts ou on revient d’un monde dont on ne revient pas. On essaye de se reconstruire.Si les adultes et les parents ont pris conscience de la gravité du geste de leur enfant, alors il y a un accompagnement. Il y a une relance de l’amour. Et puis, évidemment, les pairs sont absolument fondamentaux. S’ils se moquent de leur copain en mettant en doute la crédibilité de sa tentative, ce peut être redoutable. C’est un appel à la surenchère, ne serait-ce d’ailleurs que pour ne pas perdre la face. Pour un adolescent, perdre la face, c’est aussi perdre sa place dans le monde, être considéré comme un bouffon. Ceci explique la masse de défis, par exemple, que les garçons relèvent sachant qu’ils vont se casser la gueule, qu’ils vont être percutés par une voiture roulant à fond en traversant une autoroute. Mais, perdre la face, c’est pire que de perdre sa santé, d’être accidenté ou d’être hospitalisé. Si vous perdez la place dans le groupe, c’est votre vie qui est foutue en l’air.Acte de passage plutôt que Passage à l’acteLE MAL-ÊTRE ADOLESCENT | 7


































































































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