Page 6 - COLLOQUE-FSJ_32P.indd
P. 6

6 | LE MAL-ÊTRE ADOLESCENTDÉTRESSE ADOLESCENTEET TENTATIVES DE SUICIDEDavidLe BretonAnthropologue et professeur à l’Université de StrasbourgDavid Le Breton : Professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Membre de l’Institut Universitaire de France. Membre du laboratoire UMR-CNRS : « Cultures et sociétés en Europe ». Auteur notamment de « En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie » (Métailié), « Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre » (PUF, Quadrige), « Du silence » (Métailié), « La saveur du monde. Une anthropologie des sens » (Métailié) et d’un roman policier : « Mort sur la route » (Métailié).La fin d’une souffrance plutôtque la recherche de la mortLe suicide n’est pas automatiquement une quête délibérée de la mort. Il renvoie davantage à des problématiques « adultes », d’hommes ou de femmes qui ont réfléchi un peu, à la manière de philosophes, sur le fait que la vie ne valait pas la peine d’être vécue. S’agissant des adolescents, il s’agit plutôt d’une volonté de mettre un terme à une souffrance ; un sentiment d’impuissance dans leur existence, l’impossibilité de changer les choses. L’adolescence a la vision d’un monde éternel. Il se dit : « je suis mal dans ma peau, ça va mal, ça ira mal jusqu’à la fin de mes jours, je suis nul, je suis insignifiant, il n’y a pas d’issue ». Alors, la tentative de suicide est presque une tentative d’évasion d’un contexte de grande souffrance intérieure.L’histoire de nos vies d’adultes nous permet de relativiser ces traversées. Nous sommes capables de les mettre à distance. Nous avons accumulé une expérience de vie. Si ce n’est une expérience personnelle, nous avons vu autour de nous, d’autres, qui ont traversé les mêmes émois. Nous sommes aussi restés des grands lecteurs, des cinéphiles ou autres davantage que les ados. Nous avons, dans notre réservoir intérieur, d’innombrables situations du même ordre. L’adolescent n’a pas du tout ce sentiment. Il a le sentiment que la vie commence et finit avec lui. Il n’a pas le recul d’une histoire personnelle suffisamment avancée. C’est pour cette raison qu’il prend de plein fouet les âpretés, les événements douloureux. J’ai coutume de dire que la souffrance d’un enfant ou d’un adolescent est un abîme. Ils s’y perdent complètement, si on n’ arrive pas à les rattraper. Nous sommes réunis aujourd’hui, pour leur donner des points d’ancrage, des points d’accompagnement, des lieux d’amitié où ils puissent restaurer le sens de leur vie.Le mal de reconnaissanceSouvent, lorsqu’on évoque la cause d’un suicide, on évoque la futilité : une mauvaise note, une réprimande d’un professeur, etc. Ce n’est évidemment pas là qu’il faut chercher la source de la tentative de suicide, voire du suicide. Ce qui fait que soudain l’adolescent lâche, vient plutôt d’une série d’événements en amont, du sentiment, peut-être, d’être mal aimé.Le manque de reconnaissance est primordial, surtout pour les ados ; celui des pairs, des parents, mais aussi des proches, de leurs copains, de leurs copines. Ce sont souvent aussi les abus sexuels, le harcèlement. Il y a toute une série d’événements qui se cristallisent à un moment donné. Un seul souffle peut leur faire lâcher prise et ils peuvent tenter de se tuer.La mort : un horizon rarechez les adolescents.Lorsqu’on est un enfant, on n’a pas du tout le sentiment de l’irréversibilité de la mort, de son côté tragique. On a l’impression que la mort est une sorte de sommeil dont on revient, des sortes de vacances. À telle enseigne que lorsqu’une mère dit à son fils ou à sa fille, « ton grand-père est mort tu ne le verras plus », il arrive que l’enfant, quelques jours après, demande des nouvelles de son grand-père. Et la mère, le père découvrent, avec stupeur, que finalement leur enfantn’a absolument pas intégré cette idée irréversible de la mort. Il faut très longtemps, dans nos vies, pour intégrer cette idée. Et, je crois d’ailleurs qu’aucun de nous ne l’a véritablement intégrée. Sartre disait que nous vivons tous comme des personnes immortelles. Et donc progressivement l’enfant chemine vers ce sentiment d’une certaine fragilité, d’une certaine précarité. Il prend bien conscience évidemment que la mort est autour de lui ; ne serait-ce d’ailleurs le fait que les ados fréquentent des sites qui sont des sites d’abomination, de torture, d’égorgement etc. C’est une mort à distance. Ils considèrent qu’ ils ne sont absolument pas touchés. Ils ont l’étoffe. Les autres sont mortels, mais sûrement pas eux ...Il faut longtemps à l’adolescent pour qu’il intègre cette idée que, de la mort, on ne revient pas. Que la mort est un événement tragique et qu’elle n’est pas ce grand sommeil. Justement, c’est l’ambiguïté du grand sommeil, du film de Hawks. Grand sommeil, c’est une métaphore de la mort pour nous autres, adultes. On a l’impression que pour beaucoup d’adolescents, la mort est un sommeil, mais dont on revient. Il n’y a pas cette dimension d’horreur. Les deux sont des conduites à risque.Effacer plutôt que détruire ?Ce sont des formes de résistance à l’encontre d’une souffrance qui est dans la vie, une manière d’essayer de la surmonter en recourant à des grandes figures anthropologiques. En ce sens, je me démarque aussi de la psychanalyse ou de la psychiatrie pour montrer que les conduites à risque sont des événements qui s’ancrent dans une anthropologie, à laquelle nul d’entre nous n’est étranger. Ce qu’on rencontre donc dans les tentatives de suicide, c’est la dimension de l’Ordalie, d’ailleurs. C’est le fait de ne pas avoir reçu du lien social, de ne pas avoir reçu des autres, le sentiment que la vie n’en vaut pas la peine. Ils vont interroger un autre signifiant, en quelque sorte, un signifiant absolu. Ils vont se mettre dans des situations dangereuses pour interroger les augures, interroger le sort, d’une certaine manière. C’est une sorte d’oracle. Ou ça passe, ou ça casse. Les tentatives de suicide sont évidemment archétypiques de l’Ordalie : « J’ai été capable de regarder la mort en face, je suis quelqu’un de fort ». On retrouve une grande figure des rites initiatiques, la mort de la vieille personne qu’on était même enfant. On renaît en quelqu’un d’autre.Il y a un recours anthropologique percutant qui peut exister mais qui n’a pas une efficacité symbolique... Évidemment, parfois, le jeune peut recommencer parce qu’il y a aussi l’appel à l’autre, les parents notamment. Si les parents, non seulement, dénient la gravité du geste, mais aussi pensent qu’il sera sans lendemain, ceci représente une « connerie » absolument monumentale. Une tentative est un geste d’extrême souffrance. Les statistiques d’ailleurs qu’un enfant qui a été réanimé, que ses parents ne sont pas venus voir à l’hôpital, a un risque extrêmement sérieux de recommencer pour de bon, cette fois-là, avec les moyens vraiment d’un désir de mourir, avec des moyens dont on ne revient pas comme la pendaison, se jeter d’une hauteur, etc.


































































































   4   5   6   7   8