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22 | REPÉRAGE DES SITUATIONS À RISQUESREVIVRE - BLESSURES ET FORCESDE L’ADOLESCENT HOSPITALISÉ : REPÉRAGE DE LA SOUFFRANCE EN SOINS CULTURELSCorinnePietersProfesseur de philosophie à l’Université Paris V, service du professeur Marie-Rose MoroLe soin répond souvent à une exigence physiologique, tout autant qu’à un besoin existentiel. Je précise, qu’avant de travailler à la Maison des Adolescents, j’enseignais aux médecins. Si la philosophie n’aide pas à vivre, alors elle ne mérite pas une heure de peine et encore moins une heure d’étude. Et, c’est avec cette idée en tête, que j’ai donc proposé à Marcel Ruffo puis à Marie-Rose Moro, le projet d’animations, d’ateliers qu’on appelle les soins culturels à la Maison des Adolescents. Nous sommes quatre professeurs à plein temps. Nous faisons des travaux de recherches, assistons aux staffs cliniques, animons les ateliers quotidiens. Et, en ce qui me concerne, les ateliers de philosophie.La Maison des Adolescents est un service de pédopsychiatrie de l’hôpital Cochin, auquel nous avons souhaité apporter, dans les soins culturels, l’idée d’un soin qui correspondait à une existence physiologique tout autant qu’à un besoin existentiel. Une expérience thérapeutique, quelle que soit sa forme, s’élabore, en particulier avec les adolescents mais pas seulement, en réponse à l’inquiétude créée par la maladie et le désordre plus que profond qu’engendre la douleur de vivre. Je m’occupe, au long cours, de 20 lits d’adolescents hospitalisés, dont la plupart sous une forme ou sous une autre, sont passés par des tentatives de suicide, ou dans un tel état d’auto maltraitance qu’ils sont hospitalisés sur le long terme.Je connais certains d’entre-eux depuis onze ans. Certains, certaines sont hospitalisés sans en sortir, ou pour quelques permissions, depuis plus deux années ; d’autres, depuis six ans. C’est un temps de travail extrêmement long. Certains, que j’ai connus à l’âge de 9 ans, sont devenus de jeunes adultes. D’autres, sont devenus médecins, ingénieurs.Dans cette prise en charge, j’ai souhaité mettre en place des ateliers sous la forme socratique, des ateliers maïeutiques, tous les jours, à la même heure. Vendredi dernier, par exemple, une jeune fille de 13 ans m’a demandé qu’elle voulait faire un atelier : « Qu’est-ce que la vie ? » Elle n’a parlé que de la mort, que du suicide. J’assiste aux staffs cliniques. J’en sais suffisamment pour savoir quel est le projet de soin. J’ai de bonnes relations avec les médecins afin que s’il y avait un problème particulier, on me dise de faire attention à tel ou tel sujet. Certains de ces adolescents sont extrêmement souffrants. L’atelier philosophie est le seul qui soit un atelier de groupe et de parole, il me faut lire, dans leurs yeux, le fait que ce qui s’y dira, le soit librement entre nous et sans connaissance entière de ce qu’il leur est arrivé auparavant. C’est une réconciliation, non pas avec les professeurs, même s’ils nous voient comme tels. Ils ne nous voient pas comme des enseignants, puisque nous ne faisons pas un travail scolaire à proprement parlé. Il n’y a pas de notes, d’évaluations. Ils ne sont pas à l’école. C’est en même temps, un travail pédagogique, voire didactique. Ils attendent aussi de nous des repérages existentiels, des références, des textes, des films. J’ai mis en place un atelier ciné-philo pour ceux qui n’osent jamais parler. Et, ce point-là est essentiel : celui d’être vu comme un adolescent qui n’est pas qu’un suicidaire, qu’un souffrant, qu’un dépressif, est fondamental. Il est arrivé de débloquer toutes leurs difficultés, malgré leur désir de l’échange d’une parole partagée, libre en groupe.J’apprends, un quart d’heure avant chaque atelier, qui y participe. Cela demande de la souplesse. C’est pour cette raison que la philosophie est possible, contrairement à ce qu’on pourrait croire, parce que ces questions « Peut-on rire de tout ? », « Tout peut-il s’acheter ? », « Qu’est-ce qu’un ami ? », « Pourquoi l’amour ? », sont d’abord des questions universelles, des questions hyper concernantes. Ils voient immédiatement à quoi ces questions les renvoient à eux-mêmes.Les difficultés rencontréesMais, l’opposition et la résistance que je rencontre sont parfois différentes, parfois semblables à celles que les médecins rencontrent. Il y a un staff soins culturels ; on peut évoquer ce qui, justement, est pour nous une forme de repérage, aussi bien en arts plastiques qu’en philosophie.La première difficulté avec laquelle je lutte, est une sorte de narcose, un retrait dépressif. Parfois, elle est contrée chez quelques-uns par une logorrhée constante, qui est aussi inquiétante, d’ailleurs, que le silence. En effet, la plupart du temps, le silence est au contraire la forme d’une grande écoute et d’un grand respect pour ce que les autres peuvent dire.La première réside dans l’angle hyper intime de leurs paroles. Leurs vies ne sont pas faciles, c’est le moins qu’on puisse dire. Tout le travail de la philosophie consiste à essayer de vraiment métaboliser, à la fois leurs relations, les concepts, et d’arriver à vraiment ressentir. Quand je leur demande : « Pour vous, qu’est- ce que penser ? » Ils arrivent à dire, d’emblée, penser c’est éprouver. Je n’ai jamais entendu cette réponse, à l’université ou dans les grandes écoles dans lesquelles j’ai enseigné.Ce sont des adolescents désaffectés. Je n’aime pas faire des schémas mais, enfin, d’une façon ou d’une autre, leurs affects, y compris dans leur rapport aux soins culturels, sont totalement en retrait. Ils n’osent même plus les exprimer, de peur de s’effondrer ou sans doute aussi de peur du rapport à la performance et à ce qu’on attend d’eux. Ils ne recréent plus cette situation où, non seulement l’affect est possible, mais est parfaitement souhaitable. Sans cela, effectivement, la pensée n’est pas possible.Il faut dépasser l’idée que la philosophie est forcément une prise de tête, que penser, c’est angoisser, ruminer etc. C’est justement, l’inverse. On ne peut pas penser, si on angoisse. Il y a une confusion, absolument logique, entre pensée et concept de l’angoisse ; parler de ce qui fait mal va aggraver la situation. À titre d’exemple, au début de la Maisons des Ados, l’endocrinologue et le pédiatre, m’ont demandé : « La jeune fille a un trouble du comportement alimentaire, a-t-elle pleuré ? » J’osais à peine répondre que oui. Je pensais qu’on allait me reprocher d’aborder tel ou tel sujet. Pas du tout. Ils attendaient le fait. Ainsi, ils ont voulu que je mette en place un atelier « ciné-philo » parce qu’en consultation, certains adolescents avaient dit : « J’ai jamais ri ou j’ai jamais pleuré devant un film. »